CHAPITRE 9

À l’aube, ayant fait tout ce qu’il pouvait faire à l’hôpital de campagne, Varzil envoya Maître Gareth, récalcitrant, se coucher.

— Quelques heures ne changeront pas grand-chose.

— Vous avez travaillé toute la nuit, vous aussi, dit Maître Gareth, et voyagé tout le jour précédent. Et vous n’êtes plus jeune non plus, Dom Varzil !

— Non, mais plus jeune que vous, et je ferai ce qu’il y a à faire. Allez vous reposer, dit-il, se redressant soudain de toute sa taille – qui n’était pas très grande – et parlant de la voix de commandement.

Maître Gareth soupira :

— Voilà bien longtemps qu’aucun homme ne m’a donné d’ordre, seigneur, mais je vous obéirai.

Quand le vieux laranzu fut parti, Varzil envoya des soldats porter leur repas à ceux qui pouvaient manger seuls, ou faire manger ceux qui en étaient incapables, puis il se rendit dans la partie du Grand Hall réservée aux femmes. Il y trouva Melora, les jupes retroussées par des épingles, un drap noué à la taille.

— Alors, ça va, mon enfant ?

Elle eut un grand sourire.

— L’Asturias a trois nouveaux sujets, dit-elle, quel que soit leur roi. Un fils de soldat, un fils de cuisinière et, à en juger par ses cheveux roux, une leronis pour son conseil. J’ignorais que j’avais ce don d’accoucheuse, mais il faut dire que, jusqu’à hier, je ne savais pas non plus que je pouvais monter à cheval.

— Eh bien, se donner du mouvement est la meilleure façon d’éviter les courbatures après une si longue chevauchée, lui répondit-il. Mais maintenant, breda, il faut aller vous reposer. Et vous aussi, bonne mère, ajouta-t-il, regardant Carlina vêtue de sa cape noire.

— Oui, fit-elle, passant une main lasse sur ses yeux. Je crois que j’ai fait tout ce que je pouvais pour le moment. Ces femmes peuvent surveiller les blessées pendant que je me reposerai.

— Mais, et vous, vai tenerézu ? demanda Melora.

— On a mis l’armée à ma disposition, répondit-il. Je vais consulter Bard, qu’il soit Seigneur général ou roi, mais auparavant…

Il regarda le ciel qui s’éclairait.

— … je vais faire voler les oiseaux-espions pour voir si c’est bien Aldaran qui nous attaque. S’ils envoient une armée contre l’Asturias, Bard doit faire en sorte de les arrêter à la Kadarin. Sinon… eh bien, nous verrons plus tard.

Il s’en alla, et Carlina le suivit des yeux, soudain consciente qu’elle n’avait rien mangé depuis la soupe de Melisendra, la veille :

— Varzil m’a parlé comme si j’étais une prêtresse d’Avarra.

Ni l’une ni l’autre ne trouva étrange que Melora sût ce qui était arrivé à Carlina, ou pourquoi :

— Vous appartenez encore à la Déesse, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Toujours. Mais même si je pouvais retourner dans l’Ile du Silence, je me demande si je le devrais. Je crois que nous avons vécu trop isolées, bien en sécurité sur notre petite île, protégées par de puissants sortilèges, sans nous soucier du monde extérieur. Pourtant… comment des femmes peuvent-elles vivre ensemble et en sécurité, étant célibataires ?

— Les Sœurs de la Sororité de l’Épée le font bien, dit Melora.

— Mais elles ont des moyens de protection que nous n’avons pas, dit Carlina, pensant : Je ne pourrais jamais manier l’épée. Je suis une guérisseuse, je suis une femme… et il me semble qu’une femme n’est pas faite pour combattre, mais pour aimer et soigner les autres…

— Peut-être, dit Melora d’un ton hésitant, la Déesse a-t-elle besoin de vos deux sororités, l’une pour sa force, l’autre pour son amour et son dévouement…

Carlina eut un sourire tremblant et dit :

— Je ne crois qu’elles aient plus de respect pour notre mode de vie que nous n’en avons pour le leur.

— Alors, dit Melora, et sa voix claire n’était pas la voix de commandement, mais elle aurait pu l’être, vous devrez apprendre à vous respecter mutuellement. Vous aussi, vous êtes des Renonçantes. Et les gens peuvent changer, vous savez.

Oui, pensa Carlina, si Bard a pu changer à ce point, quiconque, en ce monde d’épreuves, peut changer aussi ! Il faudra que j’en parle à Varzil ; en tant que Gardien de Neskaya, il trouvera peut-être des solutions pour nous.

— Pardonnez-moi, ma mère, dit Melora, lui donnant le titre respectueux réservé aux prêtresses, mais vous êtes la Princesse Carlina, n’est-ce pas ?

— Je l’étais. J’ai renoncé à ce nom il y a des années.

Avec un serrement de cœur, Carlina réalisa que, selon la loi, elle était l’épouse légitime de Bard. Et si Bard l’avait mise enceinte ? Que ferais-je d’un enfant ? De son enfant !

— C’est bien ce que je pensais ; je vous ai vue pour la dernière fois à la fête du solstice d’hiver, mais je ne crois pas que vous m’ayez vue, je n’étais que la fille de Maître Gareth…

— Je vous ai vue. Danser avec Bard, dit Carlina.

Puis, comme elle aussi avait le laran, elle ajouta :

— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

— Oui, mais je ne crois pas qu’il le sache encore.

Melora pouffa nerveusement.

— Il paraît que le Seigneur général a été couronné et marié hier. Et, selon la loi, vous êtes sa femme. Aussi, pour le moment, il a une épouse légitime de trop. Je suis certaine qu’il voudra se libérer de l’une d’elles au moins… et, si je le connais bien, des deux. Peut-être, Carlina – Mère Liriel –, ce malentendu finira-t-il par se dénouer au mieux, dans la mesure où toute la question de son mariage devra être éclaircie légalement.

— Espérons-le, dit Carlina.

Impulsivement, elle prit la main de Melora et ajouta :

— Venez vous reposer, vai leronis. Je vous trouverai une place parmi les dames de compagnie ; je les enverrai surveiller les blessées et les malades, et vous pourrez dormir un peu.

 

Pendant ce temps, Bard di Asturien enfilait les couloirs du château en direction des appartements qu’il occupait depuis qu’Alaric avait été couronné et l’avait nommé Seigneur général. Un garde posté devant la porte lui annonça que le – prétendu – Seigneur général était chez lui.

Bard réfléchit un instant. Il pouvait, naturellement, en sa qualité de Seigneur général, exiger d’être introduit. La plupart des hommes de l’armée connaissaient, au moins de vue, le Loup de Kilghard. Mais il n’était pas encore prêt pour cette confrontation. Aussi, après quelques instants de réflexion, contourna-t-il les appartements par un couloir menant à une porte secrète dont l’existence n’était connue que de ses plus fidèles lieutenants.

Il traversa l’enfilade des pièces comme s’il les voyait pour la première fois. Et, en effet, il s’agissait bien de la première fois ; l’homme qui avait dormi ici quelques nuits plus tôt n’était plus. Ils dormaient dans la grande chambre ; Paul, sur le dos – et Bard regarda son propre visage avec un intérêt étrange et objectif –, et Melisendra pelotonnée contre lui, la tête sur son épaule. Jusque dans son sommeil, Paul semblait protéger Melisendra, de son bras passé autour de ses épaules. Ses boucles rousses voilaient le visage de Paul.

Bard se dit froidement que, s’il les avait trouvés ainsi chez lui, avant, il aurait sur-le-champ tiré sa dague pour leur couper la gorge. Et même en cet instant il y pensa, car Paul avait essayé d’usurper son trône, avait été couronné en son nom et, en épousant Melisendra, à la vue de la moitié du royaume, avait donné à l’Asturias une reine qui devrait être publiquement répudiée. Même si Paul acceptait de renoncer à son identité de Seigneur général, Bard serait toujours marié à Melisendra. Quelles complications ! En outre, en la violant, il avait fait de Carlina son épouse légitime, et il ne pouvait la répudier ! Comment, au nom de la Déesse, se tirer de cette situation ? Un moment, Bard eut envie de sortir aussi discrètement qu’il était entré, de prendre son cheval et de retourner dans les montagnes. Il ne briguait pas le royaume d’Asturias. Même lorsqu’il avait, brutalement, appris la mort de son père et d’Alaric, il pensait qu’ils auraient donné la couronne à quelqu’un d’autre. Au-delà de la Kadarin, il y avait des douzaines de petits royaumes, et il avait déjà gagné sa vie comme mercenaire…

Mais, dans ce cas, que deviendraient ses hommes ? Paul s’en souciait peu et il n’était pas en mesure d’assurer leur avenir. Et Carlina ? Et le serment qu’il avait fait à la Sororité de l’Épée ? Et Melisendra ? Et Melora ? Non, il avait encore des responsabilités ici. Et, après tout, c’était lui qui avait demandé à Paul de prendre la place du Seigneur général. Paul avait peut-être simplement voulu protéger son nom et sa réputation – que dirait-on, après tout, si l’on savait qu’au moment de l’attaque-surprise du Château Asturias, le Seigneur général était parti pleurer ses crimes sur l’épaule d’une femme ? Paul devait avoir ses chances de s’expliquer ; il ne le tuerait pas dans son sommeil.

Il se pencha sur Melisendra, regardant, avec une tendresse qui le surprit, ses paupières closes frangées de cils blonds, ses seins fermes, roses à travers l’étoffe transparente de sa chemise de nuit. Elle lui avait donné Erlend, et pour cela, au moins, il lui devrait toujours amour et gratitude.

Puis il secoua légèrement Paul par l’épaule.

— Réveille-toi, dit-il.

 

Paul s’assit, en sursaut, dans le lit. Aussitôt en alerte, il vit le visage dur de Bard et sut qu’il était en danger de mort. Sa première pensée fut de protéger Melisendra. Il se dressa entre elle et Bard.

— Rien n’est de sa faute !

Le sourire de Bard le surprit. Il semblait simplement amusé.

— Je le sais, dit-il. Quoi qu’il arrive, je ne ferai rien à Melisendra.

Paul se détendit un peu, tout en restant sur ses gardes :

— Que fais-tu là ?

— Je voulais te poser la même question, dit Bard. C’est ma chambre, après tout. Il paraît qu’on t’a couronné hier soir. Et marié à Melisendra. J’ai quand même le droit de te demander ce qui t’a pris de revendiquer le trône d’Asturias ! J’ai failli ne pas pouvoir entrer au château hier soir parce qu’on me prenait pour un imposteur !

Paul remarqua qu’ils parlaient, instinctivement, à voix basse. Mais, même ainsi, leurs voix réveillèrent Melisendra, et elle s’assit brusquement, les cheveux cascadant sur ses seins. Les yeux dilatés, elle regarda Bard, médusée. Puis elle s’écria :

— Non, Bard ! Ne le tue pas ! Il ne voulait pas…

— Laisse-le dire lui-même ce qu’il voulait ! gronda Bard d’une voix dure comme l’acier.

Paul serra les dents.

— Que voulais-tu que je fasse ? Ils sont venus me trouver, ils ont déclaré que j’étais le roi et ont exigé que j’épouse Melisendra ! Voulais-tu que je leur dise, non, je ne suis pas le Seigneur général, la dernière fois qu’on la vu, le Seigneur général partait pour Neskaya ? Ils ne m’ont pas demandé ce qu’il fallait faire, ils me l’ont dit ! Si tu étais revenu à temps… mais non, tu t’occupais de tes affaires, et tu m’as tout laissé sur le dos ! Tu n’as même pas demandé des nouvelles de ton fils ! Tu es aussi capable de gouverner ce royaume que… que lui, et ce n’est pas un grand compliment, car n’importe qui le gouvernerait mieux que toi. Si tu pouvais seulement cesser de penser aux femmes pendant dix minutes, et t’occuper de tes devoirs…

Bard tira sa dague. Melisendra hurla, et trois gardes firent irruption dans la chambre. Voyant Bard en uniforme de simple soldat, et Paul en chemise de nuit, ils en vinrent immédiatement à la conclusion évidente et, dégainant, coururent sus à Bard.

— Alors, on tire l’épée devant le roi, hein ? hurla l’un d’eux.

Un instant plus tard, Bard se trouvait désarmé et immobilisé entre deux gardes.

— Que doit-on faire de lui, Seigneur général – pardon – Votre Majesté ?

Paul regarda alternativement Bard et les gardes, réalisant qu’il venait de sauter de la poêle à frire dans le feu. Il ne voulait pas faire tuer le père du fils de Melisendra sous ses yeux. Et il réalisa, douloureusement et instantanément, qu’il n’en voulait pas du tout à Bard.

Après tout, si j’ai fini dans le caisson de stase, c’est parce que je n’arrivais pas à me tenir à l’écart des femmes interdites. Qui suis-je pour lui faire la leçon ? Pourtant, si je reconnais qu’il est le Seigneur général et le roi, alors je suis au lit avec la reine et, d’après ce que je sais de ce pays, c’est un crime assez sérieux – sans parler de l’orgueil de Bard ! Si je le fais tuer, Melisendra leur dira probablement la vérité. Si je ne le fais pas, je serai quand même sacrément mieux dans le caisson de stase ! Je ne doute pas qu’ils aient encore la peine de mort ici – et des moyens radicaux de l’appliquer !

Le plus vieux des gardes regarda Paul et demanda :

— Seigneur…

— Il y a un malentendu, dit Bard…

— En tout cas, il y a quelque chose qui n’est pas net, dit un autre. Cet homme a essayé d’entrer dans le château hier soir, en prétendant qu’il était le Seigneur général ; il est même parvenu à duper le Seigneur Varzil de Neskaya ! Je crois que c’est un espion des Hastur ! Est-ce qu’on doit l’emmener et le pendre, seigneur ?

Melisendra se leva d’un bond, en chemise diaphane, indifférente aux regards des soldats. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais à cet instant précis il y eut des cris dans le couloir et un messager entra.

— Majesté, un envoyé des Hastur vient d’arriver sous pavillon de trêve ! Varzil de Neskaya vous demande de les rejoindre dans la salle du trône !

Les gardes pivotèrent.

— Impossible, dit Bard. La salle du trône est pleine de malades et de blessés. Nous recevrons les envoyés sur la pelouse. Ruyvil, poursuivit-il, s’adressant au plus jeune des gardes, tu me reconnais, non ? Rappelle-toi la campagne d’Hammerfell, quand j’ai argumenté avec le Roi Ardrin pour que tu viennes avec nous, et comment la bannière de Beltran s’était enroulée autour de ta pique ?

— Le Loup ! s’écria le garde, qui, soudain menaçant, se tourna vers Paul et demanda : Alors, qui est cet homme ?

— Mon écuyer et mon mandataire, dit vivement Bard. J’avais des affaires urgentes à régler à Neskaya, et je l’ai laissé ici pour qu’il me remplace ; il a été couronné par procuration…

Le plus vieux des gardes – celui qui avait proposé de pendre Bard – demanda, d’un ton soupçonneux :

— Et marié, par procuration également ?

— Ne parle pas comme ça au roi, imbécile, dit le jeune Ruyvil, ou ta tête va pas tarder à branler sur tes épaules ! Tu crois que je ne connais pas le Loup des Kilghard ? J’aurais pu être éjecté de l’armée pour ça ! Tu crois qu’un imposteur saurait une chose pareille ?

Paul dit avec naturel, profitant de l’échappatoire que Bard leur avait laissée à tous deux :

— Je n’aurais jamais l’audace de m’immiscer dans les affaires conjugales de mon roi. Il m’avait promis Melisendra, et c’est bien en mon nom que je l’ai épousée. Sa Majesté…

Il lança un regard à Bard, signifiant clairement, maintenant sors-toi de celle-là comme tu pourras…

— … n’aurait pu épouser Dame Melisendra même s’il l’avait voulu ; il est déjà légalement marié à une autre femme.

Bard gratifia Paul d’un regard incontestablement reconnaissant, et ajouta :

— Allez dire à l’envoyé d’Hastur que je le verrai dès que je me serai rasé et habillé. Et prévenez aussi le Seigneur Varzil.

Quand les gardes et le messager furent sortis, il se tourna vers Melisendra et dit :

— Tu me croiras si tu le veux, mais j’avais prévu de te marier à Paul ; vous m’avez seulement devancé. Il faudra que tu me donnes Erlend ; il est nom seul héritier.

Son menton trembla, mais elle dit :

— Je ne m’y opposerai pas.

Et Bard repensa à la mère inconnue qui l’avait donné à Dom Rafaël, pour qu’il fût élevé en fils de noble. Toutes les femmes étaient-elles donc si généreuses ? Il grommela :

— Je veillerai à ce qu’il n’oublie pas qu’il est ton fils également. Et plus de querelle avant le petit déjeuner ! Envoyez-moi mon serviteur avec des vêtements convenables pour une audience ! Et coupe-toi les cheveux, Paolo – maintenant, nous allons réduire notre ressemblance ; tu n’es pas encore sorti de l’auberge !

Comme Paul passait dans l’antichambre, Melisendra lui posa la main sur le bras :

— Je suis contente, dit-elle en souriant.

Il l’entoura de son bras.

— Que pouvais-je faire d’autre ? demanda-t-il. Autrement, je serais resté avec le royaume sur le dos !

Et il réalisa, avec une immense surprise, que c’était vrai. Il n’enviait pas Bard. Pas le moins du monde. Et peut-être – il l’espérait – les choses avaient-elles pris un tour qui le dispenserait de tuer Bard pour éviter que Bard ne le tue. Avec le Bard d’autrefois, ce n’aurait pas été possible. Mais quelque chose était arrivé à Bard, dans le court laps de temps écoulé depuis qu’il avait ramené Carlina de l’Ile du Silence. Il ne savait pas ce que c’était ; mais, à coup sûr, il était maintenant devenu un homme différent. Melisendra savait peut-être en quoi consistait ce changement, et un jour sans doute elle le lui apprendrait.

Ou Bard lui-même. Maintenant, rien ne pouvait plus le surprendre.

 

Rasé, habillé, son cordon rouge de guerrier entrelacé dans sa tresse blonde, Bard se regarda dans la glace. Il avait l’air d’être le même homme, et pourtant il se sentait encore un étranger dans sa propre peau, et il hésitait. Sans le vouloir, Paul avait fait ce qu’il fallait et Bard ne s’y attendait vraiment pas ; il avait eu peur que Paul n’essaie d’imposer son imposture par le bluff : dans ce cas, il n’aurait eu d’autre choix que de le faire exécuter.

Non. Je ne l’aurais pas fait exécuter. J’ai déjà détruit trop de gens. Je l’aurais peut-être abattu moi-même, emporté par la colère, mais je n’aurais pu ordonner de sang-froid qu’on l’exécute. Il fait trop partie de moi-même, maintenant. Et tout se termine bien, finalement, car je suis délivré de Melisendra.

Mais il était toujours légalement uni à Carlina, et si elle avait besoin de la protection de ce mariage – si, par exemple, que les dieux miséricordieux l’en préservent, il l’avait mise enceinte – il ne pouvait, honorablement, lui refuser d’être sa reine. Tout son cœur réclamait Melora, mais, tout en sachant qu’il l’aimerait jusqu’à la fin de sa vie, il ne pouvait la rejoindre en piétinant Carlina ou en ignorant les droits qu’elle avait acquis sur lui.

Prends garde à ce que tu demandes aux dieux ; ils pourraient te l’accorder.

Et il se rappela Melora, en cette lointaine fête du solstice, affirmant qu’elle ne voudrait pas marcher sur l’ourlet de la robe de Carlina.

Si seulement j’avais eu assez de bon sens pour aller trouver Carlina et lui offrir de la libérer d’un mariage que nous ne désirions ni l’un ni l’autre…

Mais même un dieu ne peut ramener sur l’arbre une feuille qui en est tombée. Il avait lui-même noué ces nœuds avec Carlina, et, à moins de pouvoir les dénouer honorablement, il devrait vivre dans leurs liens.

Quoiqu’il se redressât de toute sa taille, il lui semblait pourtant que l’homme du miroir se voûtait sous un lourd fardeau. Oui, tout ce pays d’Asturias, où il n’avait aucun désir de régner, reposait maintenant sur ses épaules. Oh, mon frère, j’aurais tellement préféré être ton général et ne pas porter ta couronne ! Mais, quand le vin est tiré, il faut le boire. Il se détourna du miroir, serrant les dents et se redressant de toute sa taille. Ses armées avaient choisi le Loup des Kilghard pour gouverner, et il gouvernerait.

Pour remplacer le trône, un fauteuil surmonté d’un dais avait été installé sur la pelouse. Sombre et incrédule, il regarda les rangs de courtisans profondément inclinés sur son passage, les soldats et les gardes qui se mettaient au garde-à-vous. Il n’avait jamais prêté attention à ces pratiques quand elles s’adressaient à son père ou au Roi Ardrin. Il les trouvait naturelles. Mieux vaut un simple fauteuil de plain-pied pour cette première audience royale, pensa-t-il machinalement. Il se rappelait qu’il avait trébuché au pied de trône d’Ardrin quand il avait reçu le cordon rouge de guerrier.

— Sire, l’envoyé des Hastur.

C’était Varzil qui venait de parler, et Bard se rappela, malgré le peu qu’il connaissait du protocole, que le Gardien d’une grande Tour jouissait d’un rang égal à n’importe quel roi. Il fit signe à Varzil de se rapprocher du fauteuil sur lequel il siégeait.

— Mon cousin, sommes-nous obligés de tenir une audience plénière ?

— Seulement si vous le désirez.

— Alors, renvoyez tous ces gens, et traitons cette affaire en petit comité, dit Bard.

Varzil congédia les courtisans, et tous les soldats à l’exception d’une poignée de gardes, et Bard accueillit l’envoyé. Comme il l’avait pressenti, il vit apparaître le pavillon de trêve du Roi Carolin, et, dans la tenue cérémonielle bleu et argent de sa maison, Geremy Hastur.

Bard s’avança vers lui pour lui donner l’accolade de parent, et, à son contact, toute leur ancienne affection se réveilla. Se pourrait-il qu’il retrouve également Geremy ?

Geremy a le laran, pensa-t-il, il sait. Il leva les yeux sur Geremy, et, sur son visage émacié, il vit la même compréhension que sur celui de Melora.

Il déclara, sachant que sa voix tremblait d’une émotion qu’il ne cherchait même plus à refouler :

— Bienvenue en Asturias, mon cousin. Bien triste bienvenue, causée par une grande perte – mon père et mon frère ne reposent pas encore en leur dernière demeure, et devront attendre que l’ordre soit restauré dans le royaume. Nous sommes attaqués par Aldaran, et je me retrouve, sans l’avoir désiré, sur un trône que je ne désirais pas occuper. Cependant, malgré ces tristes circonstances, je suis heureux de te voir…

Sa voix se brisa. Il se tut, sachant qu’il allait pleurer devant toute l’assemblée s’il continuait. Il sentit la main de Geremy, ferme, sur la sienne.

— Je voudrais pouvoir te consoler… mon frère adoptif, dit Geremy, et Bard déglutit avec effort. Ton deuil me chagrine profondément. Je ne connaissais pas bien Dom Rafaël, mais je connaissais Alaric et je l’aimais : il était bien jeune pour être ainsi arraché à la vie. En cette heure d’affliction, nous devons cependant nous occuper des vivants. Varzil m’a communiqué des nouvelles que tu ignores encore. Varzil, mon cousin, dites à Bard ce qu’ont vu vos oiseaux-espions.

— Aldaran est entré en guerre, dit Varzil. Depuis hier soir, nous savons par Maître Gareth et ses leroni qu’ils ont lancé les sorts qui ont détruit le château. Maintenant, une armée, partie de la forêt de Darriell, marche sur nous, et il est allié avec Scathfell et d’autres petits royaumes du Nord. Ils sont encore à bien des jours au nord de la Kadarin, mais ils pensent vous surprendre complètement prostré et désorganisé. Pourtant, j’ai aussi une bonne nouvelle. Tramontana a juré de rester neutre ; ils ne fabriqueront plus d’armes du laran. Et c’est la dernière Tour à prêter serment au Pacte, car Arilinn a juré devant Hastur.

— Ainsi, dit Geremy, les martyrs de Hali ne sont pas morts en vain. Car il ne reste plus une seule Tour dans le pays qui fabriquera le feuglu, la poudre brûle-moelles ou le fléau qui a dévasté les Monts de Venza. Ignorant la mort de Dom Rafaël, je venais lui demander, pour la seconde fois, de prêter serment au Pacte, et de se joindre à moi et à mes leroni, ne serait-ce que pour anéantir les stocks d’armes du laran qui demeurent. Nous avons juré de ne pas nous en servir, mais nous pouvons nous protéger contre elles.

Bard réfléchit en silence, contemplant l’aile détruite du château. Aldaran l’avait attaqué à l’aide des armes du laran, et comment savoir ce qui restait dans son arsenal ? Il répondit enfin :

— Je prêterai volontiers serment, Geremy. Quand la paix sera rétablie dans le pays, je prêterai serment au Pacte, et malheur à qui le trahira ! Les leroni pourront alors rentrer chez eux pour prédire l’avenir aux vierges malades d’amour, pour annoncer aux femmes enceintes si elles auront une fille ou un garçon, pour soigner les malades et envoyer des messages par les relais, plus vite que par un courrier express. Mais, tant que le pays est en guerre, je n’ose pas y souscrire. Si je veux arrêter Aldaran avant qu’il ait franchi la Kadarin, mes armées doivent se mettre en marche d’ici trois jours !

— Dans ce but, je t’offre notre alliance, dit Geremy. Carolin m’a donné pouvoir d’envoyer ses hommes combattre à ton côté contre Aldaran. Libre à lui de régner de l’autre côté de la Kadarin, mais nous ne voulons pas de lui dans les Cent Royaumes.

— J’accepte l’aide de Carolin avec reconnaissance, dit Bard. Mais je ne puis prêter serment au Pacte tant que je n’ai pas restauré l’ordre dans mon royaume. Et je conclurai alors une alliance avec les Hastur.

Tout en parlant, il savait qu’en quelques mots, il venait d’anéantir tout ce pour quoi son père avait combattu. Mais il s’agissait de l’ambition de son père, pas de la sienne. Il régnerait, mais il n’avait plus aucun désir de conquête. Il laisserait en paix ceux qui possédaient et gouvernaient le pays. Il aurait assez de mal à gouverner un seul royaume, et frissonna à l’idée de gouverneur un empire. Il était valeureux, certes, mais seul de son espèce ; il avait libéré son jumeau.

Geremy soupira :

— J’espérais que tu étais prêt à signer le Pacte, Bard, maintenant que tu as vu ce que son absence signifie pour ton royaume. Et la situation est pire encore dans le pays Hastur. As-tu vu les enfants nés dans les Monts de Venza et près de Carcosa ?

Bard secoua la tête :

— Je te l’ai dit, Geremy ; nous en reparlerons quand Aldaran se résignera à rester en deçà de la Kadarin. Et maintenant, si tu le veux bien, il faut que je prépare mon armée.

Oui gouvernerait pendant qu’il serait en campagne ? Pouvait-il faire confiance à Carlina pour assurer la régence ? Pourrait-il persuader Varzil de rester à la cour pour superviser les affaires du royaume ? Comment décider ? Il sourit sombrement, pensant qu’une fois de plus, il aurait besoin d’être en deux endroits à la fois, ici sur le trône, et à la tête de ses armées en marche ! L’armée suivrait-elle Paul ? Devait-il la confier à un commandant expérimenté de son père ?

Il convoqua quatre ou cinq des officiers de son père, vétérans de nombreuses campagnes, et discuta longuement avec eux du déploiement de l’armée. Il s’absenta quelques minutes pour circuler parmi les blessés du Grand Hall. Beaucoup de soldats servaient comme infirmiers, et les femmes étaient soignées par toutes les dames et servantes qui n’avaient pas affaire ailleurs. Il reconnut la femme de chambre de Dame Jerana, et réalisa qu’elle devait s’habiller seule ce matin.

Il ne vit pas Melora ; où était-elle ? Son cœur se languissait de sa vue, mais il savait que, tant que sa situation avec Carlina n’était pas éclaircie, il ne pouvait lui avouer ses sentiments. Maître Gareth le rejoignit et Bard lui demanda :

— Que devient mon vieil ami ? Y a-t-il assez de leroni pour maintenir le bouclier protégeant le château ?

— Nous essayons, seigneur, dit Maître Gareth, mais je ne sais combien de temps nous pourrons tenir, et je vous serais reconnaissant de demander au Seigneur Geremy Hastur de nous prêter ses sorciers.

— Je vais le lui demander ; ou, mieux encore, vous pourrez le lui demander vous-même.

— La requête aurait plus de poids venant de vous, seigneur.

— Et mistress Melora ? Le Seigneur Varzil vous l’avait prêtée hier soir pour soigner les malades…

— Depuis ce matin, elle laisse cela à Mère Liriel, la prêtresse, répondit Maître Gareth.

Bard réalisa en un éclair que Carlina, Mère Liriel comme elle s’appelait maintenant, ne désirait pas plus que lui reconnaître la validité de leur mariage. Était-il vraiment libre ? Il devait en parler avec Carlina, et éclaircir la situation, mais il se sentait déjà revigoré.

— J’ai envoyé Melora faire voler ses oiseaux-espions, dit Maître Gareth ; elle s’y entend encore mieux que je ne le pensais. Elle m’envoie vous dire qu’une grande colonne de prêtresses a quitté l’Ile du Silence et se dirige vers nous, escortée par des cavaliers en rouge.

— Ainsi, la Sororité de l’Épée a tenu parole… commença Bard.

Mais, à cet instant précis, Melora apparut au fond de la pelouse, agitant les bras et poussant des cris frénétiques.

Bard courut à elle, suivi à distance par Maître Gareth haletant et peinant sur ses vieilles jambes.

— Qu’y a-t-il, Melora ?

— Appelez Varzil ! Oh, au nom de tous les dieux, appelez Dom Varzil, s’écria-t-elle. Rory, qui a la Vision, a tout vu pour nous. Le bouclier du laran est toujours en place, mais des aérocars se dirigent vers nous, et nous n’avons pas de défenses contre eux ! Faites appel à l’armée – il faut sortir tous les blessés à l’air libre avant que le toit ne s’effondre sur eux !

Maître Gareth était livide, mais il parla d’une voix sévère :

— Rien ne sert de paniquer, Melora – tu peux contacter Varzil plus facilement que moi !

Le visage de Melora se fit calme et lointain. Bard, entrant en rapport avec elle, l’entendit appeler mentalement Varzil, et, quelques secondes plus tard, Varzil se hâtait vers eux, suivi de Geremy boitillant.

— Bard, dit Geremy avec autorité, tu n’as pas assez de laran pour être utile ici, pas encore – occupe-toi de faire évacuer les blessés du Grand Hall, au cas où nous ne pourrions stopper l’attaque !

Il ne vint même pas à l’idée de Bard que Geremy, qui n’était pas dans son royaume, donnait des ordres au roi régnant. Ses paroles étaient si rationnelles que Bard se hâta de les mettre en pratique. Courant vers le château, il fit signe à un garde :

— Trouve-moi Paolo Harryl et Dame Melisendra !

Puis il pensa à son nouveau laran et se demanda s’il pouvait se servir de son intimité avec l’un ou l’autre. Il avait toujours été en contact avec l’esprit de Paul. Et c’était un moment où il avait besoin d’être en deux endroits à la fois.

Paul ! Amène-moi assez d’hommes pour transporter tous les blessés en lieu sûr !

Du coin de l’œil, il vit Melora, Geremy, Maître Gareth et Varzil de Neskaya faire cercle en se donnant la main, et cela lui parut incongru ; on eût dit des enfants qui allaient faire la ronde ! Mais même Bard, récemment ouvert au laran, voyait les forces psychiques s’élever comme une barrière presque tangible autour d’eux. Il rentra en courant et commença à donner des ordres.

— Tous ceux qui peuvent marcher, sortez et éloignez-vous des bâtiments ! Nous avons reçu un avertissement : nous allons sans doute recevoir des bombes de feu ! Tout le monde dehors ! ordonna-t-il. Nous aurons bientôt des civières – pas de panique, nous parviendrons à sortir tous les blessés !

Il sentait autour de lui une peur presque palpable, et il éleva la voix :

— J’ai dit « marchez » ; ne courez pas. Quiconque tombera sur un blessé passera en cour martiale ! Pas de précipitation, nous avons le temps !

Il entra dans la partie réservée aux femmes.

— Carlie – Mère Liriel –, que celles qui peuvent marcher aident celles qui ne le peuvent pas. Nous aurons bientôt des civières !

Carlina s’adressa à voix douce aux femmes et, quelques minutes plus tard, Bard vit les soldats au travail. Paul était arrivé, avec tout un escadron de brancardiers. Bard s’arrêta près de la civière d’une femme serrant son nouveau-né dans ses bras.

— Ah, voilà un de mes nouveaux sujets ! Eh bien, ma mère, ne vous inquiétez pas ; c’est un beau bébé, et il ne lui arrivera rien, croyez-moi.

Il continua, suivi par des murmures.

— C’est le roi !

— Ne dis pas de bêtises, dit une autre, de la civière voisine. Le roi ne descendrait pas ici ; c’est son écuyer, celui qui lui ressemble tant.

— Que ce soit lui ou non, dit la première, il m’a parlé avec bonté, et pour la peine j’appellerai ma fille Fianna. Et, d’ailleurs, l’écuyer du roi vaut le roi lui-même !

Bard supervisait l’évacuation des derniers brancards, s’arrêtant ici et là pour parler à un vétéran qu’il reconnaissait, à un courtisan ami de son père, à un serviteur connu depuis l’enfance. Tous ne l’appelèrent pas Sire ou Votre Majesté, et il en fut content. Ils avaient tout le temps d’apprendre l’étiquette, et il était fier d’être le Loup des Kilghard. Si cela calmait la terreur d’un vieux serviteur de l’appeler Maître Bard, cela ne le diminuait en rien.

— Tout le monde est évacué ?

— Tout le monde, à part la vieille femme dans le coin. J’ai peur qu’elle ne meure si on la déplace, dit Carlina, hésitante, et je ne veux pas envoyer quatre hommes avec un brancard…

Elle était livide de peur, et il se rappela que Carlina possédait le laran, elle aussi, et avait même un peu le don de clairvoyance. À cet instant, ils entendirent un étrange bourdonnement, et les leroni qui faisaient cercle sur la pelouse poussèrent un cri. Bard courut dans le coin du Grand Hall et se pencha sur la vieille femme. Elle le regarda, le visage gris de souffrance et de peur.

— Sortez, mon fils. Tout est fini pour moi.

— Sottises, mamy, dit Bard, la soulevant dans ses bras. Vous pouvez passer vos bras autour de mon cou ? Voilà – on va vous sortir d’ici !

Il se mit à courir, se rappelant soudain que Carlina ne voulait pas la déplacer de peur qu’elle ne meure, mais se disant aussi qu’elle mourrait sûrement si le toit lui tombait dessus ! Il atteignit la porte, trébuchant, et, comme il sortait sur la pelouse, il y eut une terrible explosion, un souffle fantastique le projeta sur le sol, allongé sur la vieille femme, avec l’impression que ses oreilles explosaient !

Quand il reprit ses esprits, Paul et un garde le relevaient, et la vieille femme, qui, miraculeusement, respirait encore, fut doucement posée sur une civière.

Un gracieux panache de fumée monta de l’aile ouest du château, qui s’écroula l’instant d’après dans un bruit assourdissant. Bard, qui avait lui-même donné l’ordre d’éteindre tous les feux, même les feux de cuisine, constata avec soulagement qu’aucune flamme ne s’élevait des décombres. Il y eut une autre explosion, puis une autre, et une écurie s’effondra, mais l’armée, sous les ordres de Paul, n’était pas restée oisive, et tous les chevaux étaient au-dehors. Il y eut une nouvelle explosion, suivie de hurlements ; la bombe avait atterri dans un petit groupe de blessés, et Bard, écœuré, vit voler des bras et des jambes, et des corps se contorsionner en hurlant.

Au-dessus de leurs têtes, le bourdonnement s’intensifia. Puis une lumière bleue jaillit du groupe des leroni assemblés sous les arbres, et soudain, dans un bruit de tonnerre, un aérocar tomba du ciel comme une pierre, et atterrit dans un pommier du verger d’où d’immenses flammes montèrent vers le ciel.

— Des seaux ! rugit un officier de Bard. Éteignez-moi ce feu !

Une douzaine de soldats se ruèrent vers l’arbre qui flambait.

Nouvelle lumière bleue ; nouvel aérocar tombant en flammes, atterrissant cette fois sur un roc sans provoquer d’incendie, puis dégringolant la pente et s’arrêtant enfin en contrebas, en morceaux. Un autre aérocar survola la tourelle principale du château, lançant de petits œufs à l’aspect inoffensif qui s’ouvraient en touchant le sol.

— Par les enfers de Zandru ! hurla Bard. Le feuglu !

Et en effet, partout où les œufs s’ouvraient, les pierres mêmes des murs s’enflammaient. Cette substance diabolique va tout brûler, se dit Bard, même le roc, et continuer à brûler sans fin…

Alaric et son père finiraient sur un bûcher funéraire.

Le dernier aérocar explosa dans un fracas qui fit trembler le sol et disparut, mais Bard vit Melora se détacher du groupe et courir vers le château. Était-elle folle ? Il avait tellement peiné pour en sortir tout le monde – que faisait-elle ?

Paul, occupé avec les gardes à éteindre tous les débris fumants des écuries, entendit soudain, comme avec ses oreilles physiques, hurler Melisendra. Dieux du ciel, ses contacts avec Bard l’avaient-ils, lui aussi, rendu capable d’entendre ainsi de loin ? Il la vit clairement remonter en courant le petit escalier de la cour où il l’avait vue pour la première fois, et entendit ses pensées paniquées. Erlend ! Erlend ! Il s’est couché tard hier soir, après avoir fait les courses des leroni ; il dort encore dans sa chambre ! Oh, miséricordieuse Avarra, Erlend !

Elle montait l’escalier, Paul sur les talons. Au milieu de l’escalier, ils rencontrèrent un nuage de fumée étouffant, mais Melisendra avait disparu ; déchirant sa chemise, il s’en couvrit le visage, et, se baissant sous les fumerolles, continua à monter à quatre pattes.

En un étrange dédoublement, comme si lui et Bard étaient véritablement liés par l’esprit, il vit celui-ci essayer de se ruer dans le bâtiment à la suite de Melora, il vit et sentit les gardes qui le ceinturaient pour l’en empêcher.

— Non ! Non, seigneur, c’est trop dangereux !

— Mais Melora…

— Nous enverrons quelqu’un sortir la leronis, seigneur, mais vous ne pouvez pas risquer votre vie. Vous êtes le roi…

Bard se débattit pour se libérer, voyant Melora monter l’escalier en courant, se frayer un chemin dans les décombres, et, par-dessus tout, voyant l’image d’Erlend, qui dormait paisiblement dans son lit, au milieu des volutes de fumée qui commençaient à l’asphyxier tandis que les murs autour de lui se mettaient à brûler.

— Lâchez-moi ! Par tous les diables, j’aurai votre tête ! C’est mon fils – il est là-dedans, et il brûle !

Il se débattit, le visage inondé de larmes :

— Par tous les diables, vous allez me lâcher ?

Mais les gardes tinrent bon, et, pour la première fois de sa vie, la force de Bard ne lui servit à rien.

— Ils vont le sortir, seigneur, mais tout le royaume dépend de vous. Ruyvil, Jeran – aidez-nous à tenir Sa Seigneurie !

Mais, alors même que Bard se débattait entre les mains de ses gardes, une partie de son être montait avec Paul, il était Paul, de sorte qu’il se mit à étouffer, les yeux brûlés par la fumée…

Paul, aveuglé par la fumée, se mit à quatre pattes. Derrière lui, Bard se détendit soudain dans les mains de ses gardes, car la partie essentielle de son être montait avec son double, faisait des efforts surhumains pour lui prêter toute sa force, pour respirer à sa place. Il leur sembla à tous deux qu’ils montaient ensemble, et, arrivés en haut, qu’ils rampaient ensemble dans le couloir… trouvant la porte à tâtons, car la fumée était si épaisse que Paul ne voyait plus rien. Juste après la porte, Melisendra gisait à terre, sans connaissance, le visage noir et congestionné. Pendant un instant terrible, Paul ne la sentit pas respirer. L’odeur âcre du feuglu lui brûlait les poumons, et, sans la force de Bard, il savait qu’il n’aurait pu continuer, mais qu’il se serait écroulé près d’elle, évanoui.

Quelque part, un enfant gémit, comme pleurant dans son sommeil, et la force de Bard permit à Paul de se relever en jurant. Les murs commençaient à flamber, et le bord du matelas d’Erlend fumait, émettant vers le plafond d’épaisses volutes de fumée. Paul – ou Bard, il ne le sut jamais – souleva l’enfant, et l’entendit crier de terreur à la vue des flammes. Il saisit une carafe posée sur le sol et un vêtement quelconque qu’il imbiba d’eau et posa sur le visage de l’enfant ; puis, Erlend faiblement cramponné à sa poitrine, Paul s’agenouilla près de Melisendra, et lui fouetta le visage avec le linge humide. Il fallait la ranimer !

Possédé par la force de Bard, peut-être allait-il laisser là Melisendra pour sauver son fils… mais non, Melisendra était la mère de l’enfant, il ne pouvait la laisser brûler vive !

Il sentit une odeur de cheveux brûlés, de vêtements brûlés, et Melora, le visage noir de fumée, se dressa près de lui.

— Là ! Donnez-moi Erlend… dit-elle, toussant, parlant avec effort, à moitié étouffée. Portez Sendra, moi, je ne peux pas…

En un instant de conscience séparée, Paul se demanda si elle le prenait pour Bard, mais la partie de lui-même qui était Bard avait déjà tendu les bras pour donner l’enfant, inconscient, à Melora. Il savait qu’il avait le visage inondé de larmes de soulagement et de reconnaissance, en se penchant sur Melisendra. Il vit Melora trébucher sur une planche à demi brûlée devant la porte, tomber lourdement avec l’enfant dans les bras, se relever en s’appuyant sur une poutre en flammes, et, miraculeusement, sortir en chancelant dans le couloir embrasé, le visage d’Erlend caché dans sa poitrine opulente. Il l’entendait pleurer de souffrance et de terreur, mais elle continua, avec l’enfant dans ses bras.

Paul hissa Melisendra sur son épaule, et un souvenir incongru, d’un autre monde et d’une autre vie, fulgura dans son esprit – cette façon de porter s’appelait le portage du pompier, et il n’avait jamais su pourquoi. Maintenant, les murs flambaient, ils étaient entourés d’une chaleur et d’une fumée infernales, mais il se hâta vers l’escalier, et se cogna contre Melora, debout en haut des marches, et qui regardait avec horreur l’escalier en flammes. Comment descendre ?

Melora haletait bruyamment, et murmura quelque chose d’une voix rauque. Il la vit tirer un objet qui était suspendu à son cou.

— Descendez ! Descendez ! Je… leronis… les flammes…

Il hésita, et elle lui dit, dans un souffle :

— Descendez ! Descendez ! Seulement… retenir le feu… un instant… pierre-étoile…

Devant lui, les flammes vacillèrent, s’écartèrent, et Paul ne put que regarder, paralysé d’étonnement… mais, en lui, quelque chose acceptait la sorcellerie de ce monde, et la façon dont une leronis entraînée pouvait commander aux flammes. Resserrant sa prise sur Melisendra, il dégringola l’escalier. Melisendra était sans connaissance, le corps mollement abandonné sur son épaule, mais Erlend hurlait de terreur dans les bras de Melora. Les flammes s’écartaient devant eux à mesure qu’ils descendaient, Melora lourde et trébuchante car toute son attention était concentrée sur sa pierre-étoile, sur les flammes qui mouraient, repartaient, s’écartaient et rejaillissaient comme une terrible menace. Il plongea à travers la porte embrasée et surgit à l’air libre, et, de nouveau, avec cette conscience dédoublée, vit Bard se libérer de ses gardes en un dernier effort surhumain pour venir lui prendre Melisendra des bras au moment où il tombait à demi évanoui, ses poumons douloureux aspirant l’air frais à grandes goulées. Une douzaine de femmes se précipitèrent pour s’emparer de Melisendra et l’allonger dans l’herbe, et Bard se rua comme un dément à travers les dernières flammes au moment où Melora tombait, inconsciente.

Bard lui prit Erlend des bras et le passa vivement à Varzil. Geremy, qui boitillait derrière lui, soutint Bard quand il reçut Melora dans ses bras avec un soulagement mêlé d’épouvante.

Elle s’effondra contre lui, si lourdement que, malgré sa force de géant, il chancela et faillit tomber, mais des gardes les soutinrent. Melora avait le visage noir de fumée, et elle hurla de douleur quand Bard la saisit dans ses bras ; il relâcha aussitôt son étreinte, plein de crainte – avait-elle payé de sa vie le salut de son fils ? Elle se raccrocha à lui, en sanglotant :

— Oh, ça fait mal – je suis brûlée, mais pas gravement – pour l’amour de la Déesse, donnez-moi à boire, n’importe quoi…

À demi étouffée, elle toussait et sanglotait, le visage inondé de larmes qui coulaient en traçant des rigoles blanches dans le noir de fumée couvrant son visage. Quelqu’un lui mit un gobelet d’eau dans la main, et elle but avidement, s’étrangla, cracha et se remit à tousser. Bard la soutint, demandant d’une voix de stentor quelqu’un pour la secourir, mais elle se redressa en voyant Maître Gareth approcher.

— Non, mon père, tout va bien, j’ai juste une petite brûlure, dit-elle, d’une voix enrouée encore par la fumée.

Geremy, agenouillé dans l’herbe près d’Erlend, leva les yeux sur Bard, profondément soulagé.

— Il respire, tous les dieux soient loués, dit-il.

Et, comme pour confirmer ces paroles, Erlend se mit à gémir. Mais il se tut en apercevant Bard.

— Tu es venu me chercher, père, tu es venu me chercher, tu ne m’as pas laissé brûler, je savais bien que mon père ne me laisserait pas mourir…

Bard ouvrait la bouche pour dire que c’était Paul qui avait monté l’escalier pendant que lui, roi ou non, était retenu par deux gardes et réduit à l’impuissance, mais Paul, penché sur Melisendra, dit d’une voix forte :

— Oui, mon prince, c’est votre père qui est venu vous arracher aux flammes !

Baissant la voix, il ajouta d’un ton farouche :

— Ne t’avise pas d’aller jamais lui dire le contraire ! Tu étais là ! Je n’aurais jamais réussi sans ta force pour me soutenir ! Et c’est lui qui devra vivre avec toi !

Ses yeux rencontrèrent ceux de Bard, et Bard sut brusquement qu’ils étaient libérés l’un de l’autre à jamais. Il avait rendu la vie à Paul, en le sortant du caisson de stase ; et, maintenant, Paul lui avait rendu une vie plus précieuse que la sienne propre, la vie de son fils unique. Ils n’étaient plus de sombres jumeaux, attachés par un lien maléfique, mais des frères, des amis.

Il se pencha sur Erlend et l’embrassa. Cet héritier nedesto devait toujours sentir qu’il était aimé, et ne devait jamais souffrir les tourments qu’il avait endurés. Melora ne lui donnerait peut-être pas d’autre enfant – elle était un peu plus âgée que lui et, en sa qualité de leronis, avait travaillé comme guérisseuse dans des zones contaminées – mais elle lui avait donné la vie d’Erlend. Puis, regardant Carlina dans sa robe noire, penchée sur le corps prostré de Melisendra – secoué de quintes de toux car on expulsait de force la fumée de ses poumons douloureux –, il sut aussi qu’il était libéré de ces deux femmes. Melisendra trouverait le bonheur avec Paul ; et la vie de Carlina restait consacrée à la Déesse. Il ne chercherait plus à la Lui enlever. Au cours de sa vie, il verrait les prêtresses d’Avarra quitter l’Ile du Silence et revenir dans le monde comme guérisseuses sous la protection de Varzil. Les prêtresses et la Sororité de l’Épée formeraient un nouvel ordre de Renonçantes, et Carlina ferait partie de leurs fondatrices et de leurs saintes ; mais cela appartenait encore à l’avenir.

Dans un bruit de tonnerre, le toit de l’aile ouest s’effondra au milieu des flammes. Bard, assis près de Melora dont une guérisseuse soignait les brûlures, branla du chef en soupirant.

— Je suis un roi sans château, ma bien-aimée. Et, si le souhait des Hastur se réalise, je serai bientôt également un roi sans royaume, seigneur du seul domaine de mon père – je pense que, malgré tout, ils me le laisseront. Accepterez-vous d’être une reine sans royaume, Melora, mon unique amour ?

Elle lui sourit, et il eut l’impression que le soleil n’était pas plus brillant que ses yeux. Bard fit signe à Varzil et lui dit en souriant :

— Quand les blessés seront soignés, nous avons un Pacte à conclure. Une alliance à sceller.

Et, se tournant vers Melora, il l’embrassa sur les lèvres et ajouta :

— Et une reine à couronner.

 

 

FIN

Le Loup des Kilghard
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